Retour sur le Great Reset

Ne pas ignorer la capacité de nuisance de nos adversaires, mais de même, ne pas la surestimer. Ne pas agir en réactionnaire au gré des attaques ennemies, mais travailler à la restauration du monde traditionnel avec nos propres armes.

Ce qu’est le Great Reset

L’épidémie actuelle aura soulevé bon nombre de débats, parmi lesquels il faut compter la visibilité nouvelle qu’a gagnée la théorie dite du Great Reset, ou grande réinitialisation en français. Cette thèse s’appuie sur le rapport publié l’année dernière par les membres du Forum économique mondial de Davos, organisation informelle regroupant des personnalités aussi diverses et sulfureuses que le patron de Blackrock, le plus gros fond d’investissement privé de la planète, le secrétaire général de l’ONU ou le président du groupe Bilderberg, entre autres sommités du capitalisme libéral. Selon ce rapport, l’épidémie actuelle serait l’occasion de repenser les rapports économiques et sociaux sur lesquels se fonde notre monde.

En termes plus concrets, le rapport préconise d’accorder une place prépondérante à l’écologie, ainsi qu’aux nouvelles technologies. Les arrangements qui se sont imposés au vu des politiques désastreuses de confinement adoptées par la plupart des gouvernements occidentaux, au nombre desquels un recours accru au numérique pour le commerce de détail, l’enseignement ou les rapports sociaux, sont appelés à être pérennisés à des fins d’économie et d’atténuation de l’empreinte carbone. Les aspects politiques ne sont pas oubliés, et les contestations croissantes subies par l’ordre libéral dans les pays développés ces derniers mois sont mises sur le dos des troubles cognitifs suscités par les longues semaines d’isolement, appelant de ce fait un traitement médical et médicamenteux pour être éradiquées.

Mais il ne s’agit pas ici d’effectuer un résumé de ce texte largement accessible par ailleurs. La question est plutôt de comprendre l’origine du regain soudain d’intérêt pour cette thèse, qui voit dans les mesures imposées au nom des circonstances sanitaires l’outil que des démocraties libérales en perte de vitesse ont choisi pour asseoir plus solidement les piliers d’une société fondée sur le progrès social et les lois du marché.

La pensée traditionnelle, antidote suffisant à toute machination

Pour le légitimiste qui lira ce programme, rien de surprenant : ce ne sont que les conséquences de cette modernité que les penseurs dont il se revendique n’ont cessé de dénoncer. Bien plus, là où d’autres voient un nouveau bolchevisme dans cette tentative de mettre au pas l’économie mondiale, il sait que les mesures décrites correspondent à l’aboutissement totalitaire du libéralisme. Elles correspondent à ce matriarcat dépeint par Jean-Claude Michea dans Le complexe d’Orphée, qui passe par le domaine privé et l’imposition de règles comportementales quotidiennes, qu’elles soient dictées par les nécessités médicales ou écologiques, afin d’obtenir ce que d’autres cherchaient à atteindre par la persécution des opinions divergentes et la collectivisation forcée des terres.

Certes, dira-t-on, ce qu’annonçaient les penseurs invoqués restait bien vague, et il est parfois utile de disposer d’un calendrier nous annonçant l’imminence de Grand Soir du XXIe siècle : le moment venu, nous serons prêts, au moins psychologiquement, à réagir. Mais en réalité, le meilleur moyen de répondre à cette tentative, si tentative il y a, de destruction des fondements anthropologiques d’une existence libre et donc vertueuse, reste de se rappeler les principes sur lesquels nous fondons notre pensée. La volonté de connaître le jour et l’heure risque d’entraîner une perte dans l’abîme vertigineux des informations instantanées, dans une quête incessante de l’élément déclencheur. Or, quoi de plus significatif de la modernité consumériste que l’abrutissement répété dans une masse d’informations qui n’ont pour autre but qu’étouffer nos facultés contemplatives, outil par excellence de la découverte du Vrai ?

Un complot dénoncé sur la base de principes erronés

La méthode qui sous tend de telles réflexion est elle aussi litigieuse. On sait, comme le montre François Fejtö dans le cas de l’Autriche-Hongrie1, le rôle qu’ont pu avoir certains cénacles dans le succès des idées progressistes. Il est hors de doute que ces officines cherchent à poursuivre leur travail de sape des principes sur lesquels se fonde la société traditionnelle, à l’égard desquels ils éprouvent une haine tenace : la pression qui s’exerce sur les autorités ecclésiastiques, de la part de personnes qui ne partagent aucun des dogmes du catholicisme, pour que celles-ci acceptent le divorce ou renoncent à condamner l’homosexualité, n’en est qu’une preuve parmi d’autres.

Mais il serait pour autant trompeur de sacrifier à une vision matérialiste de l’histoire, pensant le cours de celle-ci selon un modèle linéaire. Si la conception chrétienne sait que l’histoire a une origine et une fin, contre le modèle cyclique païen, elle reconnaît aussi le primat de la liberté humaine dans le cours des événements, comme corrélat nécessaire de la vertu. Il n’y a pas d’avancée inéluctable vers les idées progressistes et libérales, et le Great Reset, ou quel que soit le nom que l’on veuille donner au projet prométhéen d’une société refusant toute idée de transcendance, est loin d’être une fatalité.

Nos raisons d’espérer : pluralité et division dans le camp de la Modernité

Il l’est d’autant moins que, si les libéraux semblent avoir réussi à endormir toute la sagesse occidentale à coup de financements publics et de plaisirs privés, ils sont loin d’être une faction unie. S’ils le sont lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux tenants de la tradition, notamment aux catholiques, ils ne cessent de se dévorer entre eux, selon le principe, constaté à leurs dépens par Danton, Robespierre et Saint-Just, que la Révolution doit pour avancer monter sur les cadavres de ses ténors d’hier. Si projet de Great Reset il y a, d’autres projets concurrents existent qui, pour reposer sur les mêmes principes, n’y sont pas moins fortement opposés. Il ne s’agit pas ici de nier la possibilité de nuisance de nos adversaires, mais de rappeler qu’il est inutile de les surestimer. Vivre en fonction de leur action serait se condamner à oublier l’action pour céder à la facilité de la réaction. Agir ainsi serait finalement leur offrir la victoire, en leur offrant ce qu’ils désirent, à savoir la réduction de notre champ de pensée aux impératifs qu’eux-mêmes auraient choisis.

1Requiem pour un Empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, Paris, Editions du Seuil, 1993, notamment p. 337-355, et p. 422.