Les corporations libres en Alsace

Notre auteur poursuit sa réflexion sur les corporations commencée dans La Gazette royale n° 152, avec la présentation de l’ordre des pharmaciens. Voici d’autres aperçus originaux qui complètent la connaissance d’une ancienne institution dont les survivances intéressent au premier chef les légitimistes.

Introduction

L’Alsace demeure une terre d’exception à plus d’un titre. Son « exil », bien que non désiré, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, lui a valu de se voir appliquer le système économique et social allemand, dit « Bismarckien », et c’est au prix de plusieurs concessions que la IIIe République a dû négocier son retour dans le giron français.
À ce titre, une loi du 1er juin 1924 est venue maintenir en vigueur les dispositions d’une autre, celle-ci locale, en date du 26 juillet 1900, intitulée « code professionnel » et consacrant l’existence de corporations dites « libres ».
L’Union des cercles légitimistes de France s’est déjà fait fort de prôner une extension à l’ensemble des territoires français du système d’assurance maladie alsacien, lequel affiche des excédents qui devraient faire saliver tous ceux qui souhaitent résorber le proverbial « trou de la sécu ». Mais ne tirerions-nous pas également avantage à généraliser le système économique alsacien à toutes nos provinces, plus particulièrement son système corporatif ? C’est le but du présent exposé, qui vous offrira un aperçu des différentes règles qui le régissent.

Un code professionnel local en Alsace

L’article 81 de la loi du 26 juillet 1900 (code professionnel local) stipule :

Les personnes physiques et morales qui exploitent une entreprise commerciale, artisanale ou industrielle peuvent se constituer en corporation en vue de développer leurs intérêts professionnels communs.

À première vue, ici, ces corporations libres semblent donc bien s’inscrire dans notre époque et paraître plus que jamais d’actualité à une heure où le gouvernement privilégie – dans le secteur public, certes – la mutualisation des moyens en vue d’une meilleure réponse à ses administrés (exemple des groupements hospitaliers de territoire (GHT) et groupement de coopérations sanitaires (GCS) au niveau des structures de soins).

Promouvoir le développement harmonieux

Les articles 81a et 81b précisent l’étendue des missions de ces corporations, qui sont, pour le principal :

  •  Entretenir l’esprit de corps et le sentiment d’honneur professionnel entre ses membres ;
  • Promouvoir des relations fructueuses entre ses membres (maîtres et compagnons) en apportant une assistance, notamment, sur le plan économique (placement…) et social (logement…) ;
  • Compléter la réglementation (déontologie comprise) en matière d’apprentissage et de formations techniques et professionnelles…
    et pour l’accessoire :
  • Prendre des mesures nécessaires pour l’apprentissage des commis et la formation du personnel (créations et/ou gestions d’écoles, organisation des examens…) ;
  • Création de caisses de secours et de prévoyance au profit de ses membres et de leurs familles, qu’ils soient en maladie, en risque de décès ou d’incapacité de travail ;
  • Organiser des activités économiques communes en vue de favoriser les entreprises membres de la corporation.

Par l’entretien de l’esprit de corps, c’est la qualité du produit fini qui triomphe sur la règle de la rentabilité à tout prix. À travers la mise en place d’une entente patrons-salariés fondée sur l’entraide et la prévoyance, c’est la solidarité interclasse et intergénérationnelle qui se voit consacrer. En effet, d’une part, les « travailleurs » se trouvent directement impliqués, et de l’autre, ils ne se sentent plus abandonnés par la société. Actuellement, au contraire, le système les obligé à se livrer aux mains de gestionnaires anonymes (CAF, CPAM…). Non, les corporations ne sont décidément pas uniquement des « monstres froids » digérant commis et apprentis pour la bonne fortune de maîtres qui ne pensent qu’à se goinfrer sur leur dos.

Tisser des liens entre travail et pays

L’article 82 vient fixer les règles relatives à la compétence territoriale de la corporation (le département ou plus, par dérogation ministérielle). Cette règle établissant des « circonscriptions corporatives » nous amène à évoquer le marquis René de La Tour du Pin Chambly de La Charce (1834-1924), fervent légitimiste, pour lequel les corporations devaient être également un lien d’attachement entre le travail et le pays. Comme on l’a vu, les corporations libres ont également pour mission l’organisation d’activités économiques communes propres à promouvoir leur secteur d’activité. Que de denrées, issues de traditions locales, pourraient ainsi être à nouveau mises en avant à travers des expositions, par exemple, ou d’autres manifestations, loin des produits de consommation courante dans lesquels nous noient les modes de distribution modernes.

Renforcer les liens familiaux et sociaux

Les articles suivants (83 à 99) ne concernent que les formalités administratives inhérentes à la création des corporations libres. À noter toutefois les dispositions de l’article 87a qui précisent :

qu’en cas de décès d’un membre, son activité doit être poursuivie pour le compte de son conjoint survivant ou de son(es) héritier(s), lesquels seront maintenus dans les droits du défunt membre.

Cette règle, ajoutée à celle obligeant à la mise en place d’actions de secours pour tous les membres de la corporation, et, plus largement, de prise en charge sociale, nous invite à considérer, à nouveau, que le travail pourrait réellement influer sur la reconstitution de la famille. Quant à la transmission, le chef d’entreprise pourrait se sentir en totale confiance sachant que son patrimoine, tant matériel que moral, pourra être transmis en toutes circonstances. De même, l’employé pourra trouver, dans la corporation, un cadre sécurisé au sein duquel ses enfants pourraient bénéficier d’une formation solide et, peut-être même, de débouchés pour leur avenir professionnel, ce qui pourrait se traduire par un essor démographique.

Établir la justice dans le travail

Ce sont surtout les règles de compétitivité et de profit qui pourraient être réfrénées, et avec elles leurs nuisances (délocalisations, recherches de prix de revient de plus en plus bas, concurrences déloyales et multiplication de cadres désorientés face à un travail dévalué). En effet, les corporations libres prévoient dans leurs statuts que leurs présidents ont autorité pour empêcher le détournement intellectuel, financier ou autre de commis, apprentis, ouvriers et compagnons. Elles prévoient aussi d’exclure tout membre qui emploierait des moyens déloyaux pour en concurrencer d’autres, ce qui serait, pour lui, préjudiciable car, en quittant la corporation, il perdrait toute garantie de qualité et d’authenticité sur ses produits.

Conclusion

Le modèle corporatiste n’est pas désuet et peut incarner une alternative sérieuse face aux défis inhérents à notre temps. Il ne manque, pour relever ce défi, qu’un État qui serait assez fort pour étendre ce régime à toutes les branches professionnelles et métiers qui sont référencés sur notre territoire. Un État qui planifierait au mieux les secteurs d’activité, en fonction des besoins de la population et des États clients, et participerait ainsi à la promotion d’une authentique industrie française. Le royaume de France s’illustra par ce genre de pratiques, dont Louis XX semble, à plus d’un titre, le dépositaire.

Sources

  • Dossier technique A-9 du service juridique de la Chambre des métiers d’Alsace (juin 2017).
  • Fernand Pelloutier, L’organisation corporative et l’anarchie, BnF-Partenariats, collection XIXe.

Bernard du Bouchadet