Élections 2022 : quelques rappels

À l’approche des élections présidentielles fleurissent de nouveau des réflexions diverses et variées sur le vote, soulevant la question de sa moralité, de son opportunité, voire de sa nécessité. Revenons en quelques mots sur ce débat.

Moralité du suffrage universel

Nombre de tenants du vote rappellent que le vote n’est pas mauvais en soi (élection du pape, monarchies électives, voire élections municipales), et jugent l’élection du président de la République en fonction d’un « vote en soi » idéal qui comprendrait en les confondant les différents types de choix par désignation collective. L’élection présidentielle se fait selon un type de vote particulier, le suffrage universel direct, qui se distingue par les présupposés philosophiques qu’il sous-tend. C’est uniquement de celui-ci dont nous parlerons ici.

En général, les tenants du suffrage universel cherchent à prouver que son exercice est moralement neutre, car sa fin ne s’oppose pas au bien. Il convient donc de se poser la question de son but : le suffrage universel se propose ouvertement pour but la désignation du chef de l’État par l’ensemble des citoyens. Or, ce mode de désignation n’est pas neutre, puisqu’il repose sur deux principes fondamentaux, deux présupposés indispensables :
– Le premier postule que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ».
– Le second suppose l’égalité de l’ensemble des citoyens appelés à exercer leur droit de vote.

Le citoyen qui vote accepte de facto par cet acte la validité de ces deux principes fondateurs du suffrage universel. Il se place ainsi en contradiction avec l’ordre naturel transcendant voulu par Dieu, et lèse également par son vote la justice, puisque le dogme de l’égalité universel nie toute importance aux compétences — ou aux incompétences — respectives des citoyens appelés à voter.

En votant, on accepte, au moins implicitement, le principe du vote, mais également son
résultat, quel qu’il soit, ainsi que ses conséquences : d’un point de vue pratique, on se place ainsi dans l’impossibilité, sauf à se contredire, de critiquer un candidat dont on a concrètement validé le choix en participant au processus qui a permis son élection.

On objecte parfois que celui qui vote peut le faire en refusant en conscience d’adhérer aux
deux principes en question : John Scheid, historien de la religion romaine, rappelle opportunément que « faire, c’est croire 1 », c’est-à-dire que tout acte suppose une adhésion, même inconsciente ou implicite, aux principes sur lesquels il se fonde. C’est la raison pour laquelle les premiers chrétiens ont refusé si obstinément de jeter aux idoles le grain d’encens qui pouvaient leur sauver la vie. Celui qui vote manifeste donc publiquement, par ce simple geste, son adhésion aux présupposés du suffrage universel, et semble ainsi renoncer aux yeux de tous au règne social du Christ. Quelle que soit son intention, il ne peut empêcher, en acceptant les règles du suffrage universel — qu’il ne choisit pas mais ne peut que subir —, que ce dernier ne soit un instrument destiné d’abord et avant tout à l’adaptation des consciences à un monde contraire à la nature et à la Révélation : rappelons aux thomistes qui en douteraient que…

… en toute chose qui ne naît pas du hasard, la forme est nécessairement la fin de l’action 2.

Considérations pratiques sur l’acte du suffrage universel

Nous sommes conscients que les arguments présentés ci-dessus peuvent ne pas toucher la plupart qui, considérant à juste titre la politique comme une science pratique, estiment ces considérations théoriques hors de propos et jugent que c’est in situ que se juge la question du vote. Puisque la politique est une science pratique, elle relève particulièrement de l’exercice des vertus cardinales, prudence, justice, force et tempérance. Ce sont notamment les deux premières qui sont ici en jeu.

Le principe d’égalité de l’ensemble des citoyens que suppose le suffrage universel pose un problème particulier à l’égard de la justice : en effet, ce principe met sur le même plan des personnes aux compétences extrêmement différentes et suppose, à compétences inégales, que toutes les opinions possèdent la même valeur. Pour le transposer dans un autre domaine, il n’est pas assuré qu’un polytechnicien accepte de discuter de mathématiques à égalité avec un étudiant en licence de sociologie ; alors pourquoi admettre cette injuste égalité dans le gouvernement de la cité ?

D’autre part, celui qui vote met rarement en question sa compétence ; or, si diplômé soit-il, peut-il juger de manière compétente de toutes les questions qui entrent dans le choix d’un candidat (éducation, énergie, emploi, etc.) ? En portant son choix sur un candidat, le votant ne peut se permettre de porter son attention, de manière aveugle, sur un point unique de son programme, mais se porte en quelque sorte garant de l’ensemble de ses propositions. Combien d’électeurs peuvent, en conscience, juger en droit de l’intégralité d’un programme ?

Enfin, la question de la justice est également en lice, accessoirement, dans la manière dont
les votants choisissent le candidat : rares sont ceux qui lisent tous les programmes et les comparent pour, de bonne foi, choisir le meilleur en connaissance de cause. Dans ce cas, ils se rendraient compte que tous les programmes sont, à peu de choses près, semblables — renforcement de la sécurité, hausse du SMIC, revalorisation des enseignants et de l’hôpital public, maîtrise de l’immigration — car ils ne constituent qu’une proclamation de bons sentiments en vue d’obtenir un consensus qui mène au pouvoir. Une revue catholique rappelait opportunément, il y a quelques jours, que le programme d’un candidat ne saurait divulguer tous les projets de son mandat : il risquerait de voir ses bonnes idées phagocytées par ses rivaux et, accessoirement, de ne jamais obtenir une majorité satisfaisante. Dans ces conditions, qui peuvent laisser perplexe quant à l’honnêteté des présidents potentiels établissant sur la dissimulation leur succès futur, est-il possible de juger judicieusement d’un programme tronqué, et de confier les destinées d’un pays pour cinq ans à quelqu’un qui ne fait pas état de l’ensemble de son programme ?

C’est aussi la prudence qu’il faut considérer en l’espèce, et qui devrait nous détourner d’un acte — la participation au suffrage universel — qui se fait sans autre justification, en réalité, que l’espoir infondé que le votant place dans le candidat qu’il soutient et que la peur viscérale qu’il associe à ceux qu’il rejette. Deux facettes d’un même mythe qui prend sa source dans les tripes, mais pas dans la raison.

Et Zemmour, dans tout ça ?

Emmanuel Macron, selon les critères actuellement en vigueur du capitalisme sauvage, était un excellent banquier. Pourtant, il a été un très mauvais président. Selon les critères actuels, Éric Zemmour est un excellent journaliste, un fin polémiste, un bon orateur et un écrivain cultivé ; cela ne fait pas de lui un homme politique. Beaucoup de ceux qui comptent voter pour Éric Zemmour, parce qu’ils apprécient ses interventions médiatiques, en déduisent qu’il fera un bon président. Cela équivaut à considérer qu’un excellent joueur de foot fera un excellent professeur de français : qui peut le moins peut le plus… La justice commande de reconnaître à Éric Zemmour ses qualités de journaliste, pas de lui conférer une fonction pour laquelle il n’a pas encore démontré jusqu’à présent de capacités : voter pour lui ou pour un autre relève d’un pari sur l’avenir quelque peu risqué.

Remarquer que les qualités d’Éric Zemmour n’ont jusqu’alors pas été démontrées dans le champ politique proprement dit n’équivaut pas à lui préférer un politicien de carrière rompu aux arts de la Ve République : mais la qualité de l’« outsider » ne réside-t-elle pas uniquement dans son caractère nouveau, surprenant, quasi-messianique, et non dans sa capacité réelle à changer les choses ?

Éric Zemmour réussit à rassembler des électeurs divers autour de la défense de « la France », du « style de vie français », de « l’éducation française », de « l’Histoire française »…
Encore faut-il préciser le contenu de ces formules, derrière lesquelles chacun met ce qu’il juge bon, selon sa période de référence : la IIIe République, le règne de Louis XIV, la présidence de De Gaulle, l’empire napoléonien ou encore, pour les plus nostalgiques, la Gaule de Vercingétorix. Éric Zemmour se garde bien de préciser ce qu’il entend par ces formules, car son objectif est de rassembler, non d’avoir raison ; le thème de l’immigration, si pratique puisqu’il rejette la faute sur les autres, permet de ne pas remettre en question le problème fondamental, la laïcité et son cortège de problèmes.

Le catholique qui vote pour Éric Zemmour — et surtout contre Emmanuel Macron — est comme un mari que sa femme abandonne et qui, au lieu d’essayer de la reconquérir ou de lui dire qu’elle a tort, lui suggère de passer le restant de sa vie en concubinage avec un autre homme plutôt qu’avec une femme « pour éviter le pire ». Historiquement, cette position s’appelle le « catholicisme politique » : c’est une politique défensive qui consiste à faire feu de tout bois pour garantir quelques avantages — fiscaux ou juridiques — au catholicisme, en faisant allègrement des concessions sur les principes poussiéreux. Ce « catholicisme politique », qui s’est illustré historiquement par ses innombrables défaites électorales, n’est qu’une pâle figure d’une « politique catholique », qui seule a réellement à cœur de fonder la cité sur des principes conformes à la nature voulue par Dieu, afin de rendre réellement possible le règne de social du Christ, quitte à refuser de jouer le jeu quand l’action impose un renoncement à des principes non négociables. Louis Veuillot, grand journaliste catholique et partisan de ce « catholicisme politique », reconnaissait, après les échecs répétés de son « parti catholique », que l’illusion qui avait été la sienne — vaincre la révolution par ses propres armes — n’avait servi qu’à le ramener à la seule solution possible : le refus de s’adultérer à la Révolution.

On reproche souvent à ceux qui s’abstiennent de « laisser faire » par leur décision, et de se réfugier dans l’inaction. Mais quelle victoire les catholiques ont-ils jamais remporté par leur participation au suffrage universel 3 ? Ou plutôt, quand la République a-t-elle jamais laissé gagner ses adversaires ? Ne nous y trompons pas, si la République laisse ses adversaires participer à son jeu démocratique, ce n’est pas une faille de son système, c’est qu’elle y trouve son compte !

Pour quelqu’un qui croit aux transcendentaux, au Vrai, au Bien, au Juste et au Beau, l’abstention n’est-elle pas en ce cas une position plus cohérente que la recherche d’un « moindre mal » ? La devise des chartreux, Stat crux dum volvitur orbis — « Le monde tourne, mais la croix demeure » —, marque la permanence de l’absolu contre le relatif. Celui qui vote ne fait-il pas le choix du relatif, de la contingence, et ne perd-il pas de vue l’absolu ?

La justice et la prudence nous déconseillent d’aller voter ; la tempérance peut nous enseigner à relativiser nos craintes : pas plus que les précédentes, cette élection ne décidera du destin de notre civilisation, sauf à considérer que c’est le jet de confettis à la sortie de l’église qui confère le sacrement de mariage. Que la force nous donne d’affronter le regard de ceux qui nous reprochent notre « immobilisme », notre « passivité » à nous qui, faisant le choix le plus difficile, « préservons l’avenir en étant les gardiens, de raison et de foi, de ce qui ne meurt point 4 ».

Guillaume Sénéchal

Pour approfondir :

Principe du moteur de la Révolution

Voter, du moindre mal au vote utile

Un mondialiste inattendu : Louis Veuillot

Leçon de démocratie, par Aristophane et Georges Frêche

 

Références

Références
1 L’Église entérine ce principe par le fameux « lex orandi, lex credendi ».
2 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique I, 15, 1 « In omnibus enim quæ non a casu generantur, necesse est formam esse finem generationis cujuscumque ».
3 On pourrait nous opposer les récents succès de la « révolution conservatrice », en Pologne et en Hongrie ; ce succès, en raison de la situation particulière des pays concernés (plus de 90% de catholiques en Pologne, 75% de chrétiens en Hongrie), ne saurait être transposable en France (70% des Français ne s’identifieraient à aucune religion), ce qui rend l’argument caduque.
4 Jean-Louis Maral, « Encore quelques réflexions sur le légitimisme », La Légitimité, Numéro spécial, Décembre 1980, p. 9-11.