Lecture critique de La Ferme des Animaux de George Orwell

(Travail réalisé dans le cadre de l’Université Saint-Louis 2021. )

Eric Arthur Blair — Georges Orwell de son pseudo — est un écrivain politique né en 1903 en Inde, et mort en 1950 à Londres. Il est l’auteur de deux œuvres majeures : 1984 et La Ferme des Animaux. Ce dernier livre, qui sort en 1945, retrace l’arrivée du communisme en Russie au travers d’une allégorie.

Résumé du livre

Dans le manoir du fermier M. Jones, un vieux cochon, nommé Major l’ancien, réunit les animaux pour leur faire part d’un songe qu’il a eu. Dans celui-ci, tous les animaux vivaient égaux après avoir renvoyé l’homme esclavagiste.
Le message n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, en effet, peu de temps après la mort de Major, une révolution agite la ferme sous la direction des cochons. Elle expulse immédiatement le propriétaire.
Commence alors le règne des animaux au nom de l’égalité. Dans cette nouvelle société, les comportements humains sont prohibés. Mais rapidement les cochons, avec Boule de Neige et Napoléon à leur tête, prennent le contrôle de toutes les opérations et cumulent des avantages inaccessibles aux autres.
Des réformes profondes sont mises en place, de gros chantiers engagés. Les animaux travaillent dur et n’ont rien à manger, mais ils sont heureux, pensent-ils, parce qu’ils travaillent pour eux uniquement. Napoléon, après avoir évincé Boule de Neige, règne en dictateur sur le domaine. Lui qui était initialement si hostile aux hommes finit par commercer avec eux pour finalement leur ressembler. Il renonce ainsi aux principes qu’il avait établis pour adopter, de fait, une logique productiviste inégalitaire, quasi-capitaliste.

Nous le comprenons : La Ferme des Animaux retrace, sous forme allégorique, la progression de l’idéologie marxiste vers le système totalitaire soviétique.

Nous allons voir dans ce livre le passage d’une société révolutionnaire, c’est-à dire qui a brisée l’ordre naturel, à une société totalitaire.

Le préalable idéologique

Le vieux Major — figure de Marx, puis de Lénine — incite les animaux de la ferme à la révolte. Ce prophète révolutionnaire indique une voie radicale pour instaurer une société paradisiaque :

L’homme est notre seul véritable ennemi. Éliminez l’homme, et les racines de la faim et de l’esclavage seront abolies à tout jamais 1.

Un ennemi est donc désigné, exploiteur, source de tous les maux, qui doit être éliminé pour que la société soit libre ; ce peut être une classe sociale (l’aristocrate, le koulak, le bourgeois) ou une race (le juif). Ici l’homme doit disparaître en la personne du maître des lieu : M. Jones.

Alors que nous reste-t-il à faire ? Eh bien à travailler nuit et jour, corps et âme, au renversement de la race humaine. Ceci est mon message camarades : révolution 2 !

Les révolutionnaires sont donc appelés à travailler sans relâche et à se sacrifier pour éliminer l’ennemi, se libérer de son oppression qui empêche l’instauration de la société idéale. Il est en effet accusé d’être la source de tous les maux et de jouir indûment de richesses produites par les autres. Les ouvriers qui créent ces richesses ne peuvent pas en bénéficier directement. Par conséquent, pour libérer les animaux de cette asservissement, il faut éradiquer ces imposteurs.
A cet effet, il n’y pas de paroles assez violentes, et la haine est légitimée :

Le seul humain qui vaille, c’est l’homme mort 3.

Et pour être sûr que toute cette ère d’exploitation soit définitivement révolue, il faut bannir tout ce qui rappelle l’ennemi :

Et rappelez vous aussi que, dans le combat à mener contre l’homme, il faut absolument éviter de venir à lui ressembler (Georges ORWELL, La Ferme de Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 22).

La Révolution éclate

Major décède, mais ses paroles ne sont pas tombées dans l’oreille de sourds, et le jour arrive où les animaux refusent de travailler. C’est le signal de la révolution. M. Jones est chassé de la ferme et les rebelles en prennent le contrôle. Boule de neige et Napoléon, deux cochons, avaient préparé la révolte par des réunions secrètes, dans lesquelles étaient exposées l’idéologie de l’animalisme.
Pareillement la Révolution russe de février 1917 renverse le Tsar au nom de la liberté. S’ensuit alors une période d’anarchie qui se termine en Octobre avec l’annexion du pouvoir par le Parti bolchévik.

Dans le livre, les cochons prennent rapidement les commandes des opérations. Cette minorité donne les premiers ordres et institue les premières règles.

Toute révolution est l’œuvre d’une minorité 4

… écrit Alphonse Aulard, spécialiste de la Révolution française. Notons que pour masquer ce caractère minoritaire, les communistes russes nomment leur parti bolchevik, ce qui signifie : « majoritaire ».

Mise en place du nouveau régime

Les animaux se retrouvent donc théoriquement maîtres de la Ferme du Manoir, laquelle, pour marquer le changement de régime, est rebaptisée dans un soucis universaliste et égalitariste « La Ferme des Animaux ». Il faut maintenant trouver une organisation, construire une nouvelle société avec l’idéologie de l’égalité des animaux : l’Animalisme. « Naturellement » ce sont les cochons qui s’en chargent.

Ces trois-là (Boule de Neige, Cafteur et Napoléon) avaient fait de l’enseignement du vieux major un véritable système de pensée complexe qu’ils avaient baptisé l’animalisme 5.

Ils édictent une constitution en sept articles 6, ou sept commandements :

1) Toute créature à deux pieds est un ennemi.
2) Toute créature qui a quatre pattes ou des ailes est un ami.
3) Nul animal ne portera de vêtements.
4) Nul animal ne dormira dans un lit.
5) Nul animal ne consommera d’alcool.
6) Nul animal ne tuera un autre animal
7) Tous les animaux sont égaux.

On commence donc par désigner l’ennemi et les amis. Dans les pays africains communistes, la journée d’un écolier commence par le salut du drapeau en répétant après les professeurs, le poing levé :

la France est un ennemi ! l’URSS est un ami 7 ! ».

Tout ce qui a trait au comportement de l’ennemi est banni.
Et les deux derniers commandement ont trait à l’égalité entre les animaux à l’exception de l’homme.

D’autres dispositions sont encore adoptées :
Le terme de « camarade » est désormais de rigueur. Assez similaire à celui de citoyen, il est plus fraternel et atténue la violence inégalitaire des titres et des fonctions. La fraternité universelle est proclamée :

[…] les animaux étaient désormais des frères 8.

Un drapeau est créé, qui représente la nouvelle unité, comme le drapeau tricolore à la Révolution française. Les animaux le hissent chaque semaine lors d’une cérémonie. Il est confectionné à partir d’une nappe verte sur laquelle sont peints en blanc un sabot et une corne. Vert pour les pâturages d’Angleterre, la corne et le sabot…

… symbolisaient la république des animaux qui verrait le jour une fois acquise la victoire définitive sur le genre humain 9.

Un hymne intitulé Bêtes d’Angleterre est adopté à l’instar de la Marseillaise lors de la Révolution française ou de l’Internationale lors de la Révolution bolchevique :

Tôt ou tard le jour viendra
Où les tyrans seront chassés
Où la terre prodiguera
Ses fruits aux bêtes libérées 10.

La devise du nouveau régime répété à tout va par les moutons :

Vive les Quatre-pattes, mort aux deux-pattes 11.

Messianisme révolutionnaire

Maintenant qu’ils ont une doctrine faite par eux et pour eux, les animaux de la ferme se doivent de la faire connaître partout pour libérer tous les autres opprimés. Il y a donc volonté de faire de cette révolution quelque chose d’universel. C’est pourquoi ils propagent les principes de l’animalisme dans les fermes à-l’entour au moyen de pigeons voyageurs.

Tous les jours, Napoléon et Boule de Neige envoyaient des pigeons qui avaient pour mission de se mêler aux animaux des fermes voisines afin de leur raconter la rébellion et de leur enseigner le refrain de Bêtes d’Angleterre 12.

Une nouvelle élite émerge

Puis les animaux se mettent à travailler. Ils sont heureux, pour l’instant. Mais peu à peu les cochons vont s’attribuer des droits, accumuler des avantages inaccessibles aux autres. Le lait de vaches et les pommes leur reviennent. Cafteur, le porte parole des cochons, réussit à faire accepter les privilèges de la nouvelle élite par la crainte du retour de l’ancienne élite :

Nous les cochons, nous sommes des travailleurs intellectuels. La direction et la gestion de la ferme reposent entièrement sur nous. Nuit et jour, nous veillons à votre bien-être. C’est donc dans votre intérêt que nous buvons ce lait et que nous mangeons ces pommes. Est-ce que vous savez ce qui arriverait, si les cochons devaient faillir à la tâche ? Jones reviendrait ! Oui, Jones reviendrait inévitablement, camarades, s’écria Cafteur, l’air presque implorant, ne cessant de s’agiter et de remuer la queue avec frénésie. Il est certain qu’aucun d’entre vous ne souhaite assister au retour de Jones 13.

Les cochons entreprennent donc une manipulation des foules en jouant sur la peur et en martelant que tout est fait pour leur bien. Ils présentent les faits sous un angle biaisé, rappellent à qui tous doivent leur salut, exercent du chantage. La foule est infantilisée. Dans l’esprit de tous, les cochons ont sauvé la ferme.
François Furet écrit :

Il [Lénine] a inventé le parti idéologique à fidélité militaire, mêlant de force l’idée d’une science de l’histoire d’une part, celle de la toute-puissance de l’action de l’autre, et promettant ainsi aux initiés le pouvoir absolu au prix de leur obéissance aveugle au Parti 14.

Mais au sein du Parti, la rivalité est intense. Boule de Neige (Trotski) et Napoléon (Staline) se disputent les décisions et finalement le pouvoir. Tout s’accélère lors du projet de construction du moulin (un des plans quinquennaux) théoriquement entrepris pour enlever du travail animaux.
Finalement, Boule de Neige se fait chasser de la ferme par les chiens de Napoléon qui s’impose à la tête du Parti des cochons. Désormais seul candidat aux élections de la nouvelle république, il sera élu à l’unanimité. Les cochons apparatchiks avait déjà pris l’exclusivité du gouvernement. La différence entre eux et le reste des animaux s’intensifie. La pseudo démocratie prolétaire de la doctrine marxiste vire à la dictature du Parti. En effet les cochons ne laissent jamais aux animaux la possibilité de prendre les décisions.

Avec le parti unique, le totalitarisme s’installe

Avec la dictature du parti unique, le totalitarisme s’installe. En effet Raymond définit ainsi le régime totalitaire :

Il y a donc là une multiplicité de phénomènes, qui, ensemble, définissent le type totalitaire ; le monopole de la politique réservé à un parti, la volonté d’imprimer la marque de l’idéologie officielle sur l’ensemble de la collectivité et enfin l’effort pour renouveler radicalement la société, vers un aboutissement défini par l’unité de la société et de l’État 15.

François Furet complète en relevant plusieurs autres aspects :

Société plus ou moins totalement asservie par un parti-État, régnant par l’idéologie et la terreur 16.

Primauté de la volonté politique sur toute l’organisation sociale et, à l’intérieur du mouvement politique, le rôle clé de la décision dictatoriale 17.

Un État contrôlant toute la vie sociale, par l’intégration de tous les individus en son sein 18.

Et Hannah Arendt résume :

Le totalitarisme  : la domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie 19.

Un nouvel esclavage s’instaure

Napoléon reprend les plans de construction du moulin, il force les animaux à travailler dans des conditions épouvantables tout en restreignant leurs rations.

Les animaux travaillèrent toute l’année comme des esclaves 20.

Tout le printemps et tout l’été, ils travaillèrent soixante heures par semaine, et en août, Napoléon annonça qu’ils devaient travailler le dimanche après-midi. Ce travail ne reposait que sur le volontariat mais ceux qui s’en abstiendraient verraient leurs rations alimentaires réduites de moitié 21.

Tous acceptent sous la menace des chiens par crainte des représailles.
La terreur même si les objectifs sont atteints continue à être utilisée parce qu’elle permet de régner sur une population soumise. La soumission est essentielle dans le totalitarisme.

Soumission des foules par la Terreur et par l’illusion du progrès

[La Terreur], comme une pratique quotidienne du gouvernement pour instaurer une peur universelle, est inséparable de cet accomplissement de l’avenir dont le Chef suprême, suivi par le Parti, possède les secrets 22.

… explique François Furet.
Napoléon utilise Cafteur et sa garde rapprochée — composée de chiens terrifiants — pour faire appliquer ses décisions. Cafteur convainc par ses discours, les chiens grondent avec des airs menaçants. Ceux qui sont soupçonnés de trahison sont exécutés sur le champ sans procès, servant d’exemple aux autres : voilà ce qui arrive quand on va contre les intérêts de la ferme. C’est une sorte de chantage, une manière de mettre en garde tout potentiel opposant. Ce n’est pas la Terreur sous sa forme la plus poussée, mais elle est tout de même dissuasive.

Ce n’était pas à ces scènes de terreur et de massacre qu’ils aspiraient en cette nuit où, pour la première fois, Major l’Ancien les avaient exaltés, de ses discours révolutionnaires 23.

C’est donc sous cette menace que les animaux vont vivre, toujours convaincus que tout est fait pour leur bien.

Ils étaient toutefois heureux et ne rechignaient ni devant les efforts ni devant les sacrifices, conscients d’agir pour eux-mêmes ou leur descendance et non pour une bande de parasites humains désœuvrés 24.

Séduction initiale des masses

Le dictateur séduit les masses « par un langage et des actions qui s’adressent à leurs passions dominantes 25 ».
Hannah Arendt écrit à ce propos :

L’accession de Hitler au pouvoir fut légale selon la règle majoritaire, et ni lui ni Staline n’aurait pu maintenir leur autorité sur de vastes populations, survivre à de nombreuses critiques, crises intérieures et extérieures, et braver les dangers multiples d’implacables luttes internes au parti, s’il n’avait bénéficié de la confiance des masses 26.

Et pour montrer combien cette confiance est extrême et irraisonnée, voici les pensées d’Anthyllis la jument :

Elle savait que même si les choses en étaient arrivées là, leur situation était meilleure aujourd’hui qu’au temps de Jones et qu’avant tout il était nécessaire d’empêcher le retour des humains. Quoiqu’il arrive, elle resterait fidèle, travaillerait dur, exécuterait les ordre qu’on lui donnerait et accepterait l’autorité de Napoléon 27.

En effet peu de temps avant, plusieurs animaux avaient été exécutés, car ils étaient soupçonnés de trahison. Ils auraient comploté avec Boule de Neige contre la ferme. Anthyllis la jument est dépendante comme les animaux du leader parce qu’il leur garantit un autre état que celui dans lequel ils vivaient sous la direction de Jones. Elle voit que quelque chose va mal dans l’organisation et la direction que prennent les évènements mais ne sait l’exprimer et ne voit pas le fond du problème qui vient du leader et du système. Cette situation lui semble « moins pire » que celle d’avant parce qu’elle est faite au nom de l’égalité des animaux.

Mais le pire est que plusieurs des animaux exécutés s’étaient eux-même dénoncés pour avoir comploté contre la ferme avec l’aide de Boule de Neige. Or c’était tout à fait impossible. Mais voici une explication donnée par Hannah Arendt :

Il est incompréhensible qu’un nazi ou un bolchevik ne soit pas ébranlé dans ses convictions lorsque des crimes sont commis contre des gens qui n’appartiennent pas au mouvement ou lui sont même hostiles  ; mais l’étonnant est qu’il ne cille pas quand le monstre commence à dévorer ses propres enfants, ni s’il devient lui-même victime de la persécution, s’il est injustement condamnés, expulsé du parti, envoyé aux travaux forcés ou dans un camp de concentration. Au contraire, à la stupeur de l’univers civilisé, il peut même être prêt à aider ses accusateurs et à fabriquer sa propre condamnation à mort, pourvu qu’on ne touche pas à son statut de membre du mouvement 28.

Les procès fondés sur des confessions absurdes sont devenus partie intégrante d’un rituel essentiel à l’intérieur, et incompréhensibles à l’extérieur 29.

Ces faits reprennent donc les grandes purges effectuées par Staline dans les années 30. Il pensait «  nous avons des ennemis intérieurs  » et tous les anciens opposants «  confessèrent leurs erreurs  ».

L’idéologie contrôle tout, jusqu’à la mémoire

La manipulation des masses passe aussi par l’endoctrinement : en 1938 Staline fit réécrire l’histoire de la révolution russe qui devint l’histoire officielle de l’URSS. Il fit cela après avoir éliminé les élites intellectuelles.
Dans le livre, l’histoire est sans cesse changée notamment en ce qui concerne Boule de Neige. On lui attribue tout le temps des actions qu’il aurait faites pendant la révolution pour le traiter comme un traître et faire de Napoléon un héros. Des actions auxquelles les animaux eux même ont assisté sont réinterprétées voire même complètement changées. Ils n’ont plus aucune repère, ce qui les rend complètement dépendants du parti. Cafteur les convainc que leur mémoire est défaillante.

À vrai dire, Jones et tout ce qu’il représentait s’était pratiquement effacé de leur mémoire 30.

Ils n’avaient rien à quoi comparer leur vie actuelle, rien sur quoi s’appuyer, si ce n’est les colonnes de chiffres de Cafteur, qui leur démontraient invariablement que tout allait toujours de mieux en mieux 31.

Cette absence de marques à cause de perpétuels mensonges les oblige donc à accepter tout ce qui arrive et à y adhérer. Ils vivent dans un monde en qui est créé pour qu’ils soient coupés au maximum de la réalité. Hannah Arendt écrit :

Ce genre d’organisation empêche ses membres d’être jamais directement confronté avec le monde extérieur, dont l’hostilité demeure pour eux une pure présomption idéologique. Ils sont si bien protégés contre la réalité du monde non totalitaire qu’ils sous-estiment constamment les risques énormes de la politique totalitaire 32.

Désignation d’un coupable responsable des difficultés présentes

Toutes les erreurs et les malheurs qui arrivent à la ferme sont mis sur le dos de Boule de Neige. C’est un moyen pour les cochons de ne pas remettre en cause la fiabilité du système. Trouver un coupable absent permet d’éviter de montrer au reste de la ferme la source réelle du problème, à savoir la non prévoyance des cochons et leur abus de pouvoir.

On prit donc l’habitude de mettre sur le dos de Boule de neige tout ce qui allait mal 33.

Dans le livre tous les animaux — excepté les cochons qui eux s’engraissent — subissent la famine, le rationnement des repas. Mais bien sûr, ce n’était pas la faute des cochons ni du système.
Pareillement, la volonté de Staline d’une industrialisation rapide mène au chaos dans la production alimentaire à une famine épouvantable et à la dépopulation. Les méthodes de gouvernement de Staline réussirent à détruire entièrement la compétence et le savoir-faire technique du pays.
François Furet montre cet aspect du bolchevisme :

Quant à la terreur ou à la famine, la contre-révolution seule en est responsable 34.

C’est se mettre des œillères, cacher et éluder les problèmes, faire bonne figure devant le reste du monde.

La propagande comme mode gouvernement

Pour bénéficier des matériaux nécessaires à la construction du moulin, la ferme est contrainte de commercer avec l’ennemi humain, ce qui viole les lois édictées lors de la Révolution (pas d’échanges avec les hommes, aucune utilisation de l’argent).

Pour montrer les bienfaits du communisme en URSS, les soviétiques recourraient à la propagande, que ce soit à l’intérieur pour le peuple, ou à l’extérieur du pays pour le reste du monde. Ils donnaient des fausses informations sur les chiffres des productions industrielles ou agricoles. Il fallait que l’URSS et le communisme tiennent cette image d’un pays qui se développe bien grâce à son nouveau système politique. Dans le livre :

Le dimanche matin, Cafteur, brandissant un un interminable rouleau de papier, leur lisait des colonnes de chiffres qui prouvaient que la production de toutes les catégories d’aliments avaient progressé de deux cents, trois cents, voire cinq cents pour cent selon les cas 35.

Pourtant :

À certains moments les animaux avaient l’impression de travailler plus dur et d’être moins bien nourris qu’au temps de Jones 36.

Les animaux sentent que quelque chose va pas mais ne le saisissent pas et préfèrent croire le discours officiel plutôt que d’analyser la situation par eux même.

Le leader

Contrairement au principe d’égalité, il s’établit autour du leader un culte de la personnalité.
Un poème intitulé Camarade Napoléon est entièrement dédié au bien aimé leader et constitue une véritable prière.

Ami de l’orphelin
Aux délices enclins,
Seigneur de nos auges, mon âme se fait brandon,
Quand je m’élève enfin
Aux buts aériens,
Que ton regard enjoint,
Camarade Napoléon

Sans fin tu te dévoues
Pour qu’absolument tous,
Proprement logés, ravitaillés nous soyons
Toute bête forte ou
Faible, pour le sort doux
Que tu pourvoies te loues,
Camarade Napoléon

Aurais-je un porcelet,
Encore nourri au lait
de sa mère, que très tôt nous lui apprendrions
À venter tes bienfaits,
À louer tes hauts faits,
À ton nom glorifier,
Camarade Napoléon 37.

Le livre précise que :

Jamais plus on ne l’appelait simplement « Napoléon » 38.

Les animaux donnent encore au sauveur de la ferme de nombreux titres selon une véritable litanie :
« Notre chef, le camarade Napoléon 39 », Père de tous les animaux, « Terreur de l’Humanité », « Protecteur de la Bergerie », « Ami des canetons »… Il est donc considéré comme un véritable messie, comme la Providence elle-même :

C’était devenu une habitude que d’attribuer à Napoléon le mérite de toutes les réussites et de tous les coups de chance dus au hasard 40.

Sous la conduite éclairée de notre leader, le camarade Napoléon, j’ai pondu cinq œufs en six jour 41

… déclare une poule.
Et en effet, certaines personnalités sont galvanisées par le leader à l’instar du cheval Boxer, qui voue un véritable culte à Napoléon, est prêt à tous les sacrifices pour le soutenir aveuglément :

Si c’est le camarade Napoléon qui le dit, ce doit être vrai. Napoléon a toujours raison 42.

Cette dévotion n’est pas feinte, c’est elle qui le motive, et il répète à l’envi :

Je vais travailler plus dur 43.

On aura reconnu en Boxer la figure de l’ouvrier Stakhanov — le champion de la production individuelle — présenté comme modèle des travailleurs. C’est ainsi que la Russie soviétique instaure un nouvel esclavage, mais un esclavage volontaire.

Des lois instables, sans principe immuable

Les lois sont perpétuellement réécrites pour justifier les actions commises par le Parti. C’est ainsi que le commandement : « Nul animal ne tuera un autre animal » change pour « Nul animal ne tuera un autre animal sans raison valable 44 ». Voilà qui légitime donc les purges effectuées chez les animaux.

De même, les principes idéologiques ne résistent pas à l’épreuve du réel ou des appétits. Ils sont susceptibles de transformation :

Tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d’autres 45.

Le leader tout puissant instrumentalise la loi, il change même la doctrine selon les actions qu’il mène. Hannah Arendt relève :

Staline faisait constamment zigzaguer la ligne du Parti communiste, en réinterprétant et en appliquant constamment le marxisme d’une manière qui vidait la doctrine de tout son contenu, puisqu’il n’était plus possible de prévoir la direction ou le genre d’action qu’elle inspirerait 46.

De la même façon, dans le livre, tous les commandement qui avaient été établis lors de la Rébellion sont bafoués et changés. Les cochons se comportent comme les hommes, s’habillent et vivent comme eux et peuvent se permettre de tuer. Ils dénaturent donc leur propre doctrine jusqu’à devenir, sous forme dégradée, ce qu’il avaient combattu.

Entre cochons et humains il n’y avait pas, — et il n’y avait aucune raison pour que ce soit le cas — conflit d’intérêt. Leur combat et leurs difficultés étaient les mêmes. Le problème de la main-d’œuvre n’était-il pas le même partout 47 ?

Et dans le livre, les humains (alias les capitalistes) admirent le fonctionnement de la ferme, ce spectacle des animaux qui travaillent. Cependant ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, la réalité sordide générée. Cette phrase montre le renoncements du Parti aux principes égalitaires de Major au profit du capitalisme. Pour Orwell, sociétés marxiste et capitalistes conduisent dans les faits au mêmes résultats de l’esclavage du travail.

Conclusion

L’idéologie égalitaire que Major l’Ancien — alias Marx — avait prêchée était une pure utopie, inadaptée au réel. En effet, toute société traditionnelle est organique et fondée sur une hiérarchie, elle donc forcément inégalitaire, ce qui ne signifie pas injuste. Une société égalitariste, elle, ne perdure que parce qu’elle est basé que sur une foi, du fidéisme. Ainsi les animaux construisaient-ils leur nouvelle société sur des fondements non réalistes.
C’est pourquoi, très vite, une élite illégitime prend le pouvoir. Illégitime dans ce système, car le concept même d’élite est une violation de l’égalité. La dictature des apparatchiks du Parti s’instaure toujours à terme. Grâce à l’omnipotence du Parti, son chef s’impose aux masses d’individus égaux sans qu’aucun ne puisse plus réagir. Le leader et les masses forment désormais deux entités distinctes mais indissociablement liées. Hannah Arendt remarque en effet :

Sans le leader totalitaire les masses n’auraient pas de représentation extérieure et demeureraient une horde amorphe  ; sans les masses, le chef est une personne insignifiante 48.

La Ferme des Animaux démontre peut être à l’insu d’Orwell un échec dans l’ordre de la réalité puisque chassée, l’inégalité revient sous une autre forme d’autant plus forte que la nouvelle hiérarchie exerce un réel pouvoir, mais sans le reconnaître. Les cochons finissent donc par ressembler à l’élite qu’ils avaient eux-même chassée et reniée.

De l’extérieur, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et encore du cochon à l’homme mais, déjà, il leur était impossible d’affirmer qui était qui 49.

François Furet résume ce phénomène dans cette phrase :

Un échec dans l’ordre des réalités, doublé d’un succès dans celui des croyances ((François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 120].

 

 

 

 

Références

Références
1 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 19.
2 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 21.
3 Georges ORWELL, La Ferme de Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 52.
4 François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 85.
5 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 28.
6 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 35.
7 Vu et entendu à l’école Chikaya de Pointe-Noire, République du Congo, 1973.
8 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 42.
9 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 40.
10 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 23.
11 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 43.
12 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 47.
13 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 44.
14 François FURET,Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 93.
15 Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, NRF, col. Ides, Paris, 1965, p. 92-93.
16 François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 190.
17, 18 François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 191.
19 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 69.
20, 21, 24 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 69.
22 François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 229.
23 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 92.
25 François FURET, Le passé d’un Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 205.
26 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 39.
27 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 93.
28 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 40.
29 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p.153-154.
30 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 115.
31 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 130.
32 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 132.
33 Georges ORWELL, La Ferme de Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 85.
34 François FURET, Le Passé d’une Illusion, Robert Laffont, Paris, 1995, p. 155.
35, 36 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 96.
37, 38, 39, 40, 41 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 97.
42 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 65.
43 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 82.
44 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 95.
45 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 133.
46 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 66-67.
47 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 136.
48 Hannah ARENDT, Le système totalitaire, les origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002, p. 68.
49 Georges ORWELL, La Ferme des Animaux, Le Livre de poche jeunesse, 2021, p. 138.