L’exposé vidéo de Pierre Manent sur la loi naturelle
Texte de la vidéo de Pierre Manent sur la loi naturelle
AVERTISSEMENT : Les titres ainsi que les commentaires sont de nous.
Pour l’homme moderne « le progrès a consisté à passer de l’hétéronomie à l’autonomie »
La notion de loi naturelle est aujourd’hui discréditée. Elle est pourtant indispensable pour donner sens au monde humain et agir raisonnablement dans ce monde.
L’idée aujourd’hui triomphante, l’idée flatteuse, exaltante — et en même temps presque puérile — est que les êtres humains sont les auteurs exclusifs de la loi qui règle leur action. Celle-ci, dit-on, ne saurait s’appuyer sur aucune réalité indépendante de la volonté humaine, que ce soit Dieu, ou la nature. Le progrès irréversible de l’homme moderne, pensons-nous, a consisté à passer de l’hétéronomie à l’autonomie, de la règle gagée sur autre chose que la volonté humaine, à la règle résultant exclusivement de la volonté humaine. Or tout cela, qui aux yeux de beaucoup est l’évidence même, se révèle comme une construction d’une extrême fragilité.
« Même ceux qui méprisent la notion de nature ne peuvent pas s’en passer »
La première chose à remarquer est la suivante : ceux mêmes qui écartent, méprisent, ridiculisent la notion de nature comme norme de l’action humaine, ne peuvent s’en passer. Il est impossible de commencer à dire quelque chose sur les êtres humains, sans dire quelque chose sur leur nature. La philosophie individualiste des droits de l’homme, celle qui règne, et qui rejette avec tant de mépris la loi naturelle, repose elle aussi sur une certaine idée de la nature humaine. Dire que nous sommes des individus titulaires de droits, c’est dire que ces droits nous appartiennent par nature, qu’ils ne résultent donc pas de l’arbitraire humain, et que nul arbitraire humain ne peut nous en priver. Ces droits nous appartiennent dès lors que nous naissons à la vie, et on ne peut nous les enlever qu’en nous enlevant la vie. Les droits de l’homme sont des droits « naturels ».
« Pour l’individualisme, les liens humains ne sont pas naturels »
En revanche pour l’individualisme — et c’est sur ce point qu’il entend effectivement se séparer de toute idée de nature — les liens humains, eux, ne sont pas naturels, ils sont artificiels, œuvre des hommes, que les hommes peuvent défaire après les avoir formés. Telles est donc la doctrine de l’individualisme moderne : les hommes sont des individus naturels qui nouent entre eux des liens artificiels.
« Pour la doctrine catholique les liens entre les êtres humains ne sont pas moins naturels que les individus eux-mêmes »
La divergence entre la doctrine individualiste et la doctrine catholique, qui toutes deux reposent également sur une certaine idée de la nature humaine, cette divergence réside en ceci : que pour la doctrine catholique les liens entre les êtres humains ne sont pas moins naturels que les individus eux-mêmes, et que donc les liens humains aussi ont une nature qui résiste à l’arbitraire humain, à l’arbitraire des lois humaines.
« C’est impossible ! » s’écrie l’individualisme régnant. « C’est impossible puisque les lois sont évidemment faites par les hommes. »
Les lois sont faites par les hommes, certes ! Mais elles ne sont pas faites dans le vide, elles ne sont pas faites pour rien : elles sont faites pour le bien des hommes. Et le bien des hommes ne peut être conçu sans référence à leur nature, à la nature humaine.
La loi naturelle « est la règle qui conduit notre nature vers son bien »
Dès lors, qu’est ce que la loi naturelle ? C’est la règle qui conduit notre nature vers son bien. Règle qui est découverte et éprouvée au cours de l’expérience humaine, si du moins on prend la peine d’examiner celle-ci de la manière la plus lucide, et la plus consciencieuse.
Les liens ou biens naturels
La vie humaine est inintelligible si on n’y discerne pas les biens et les liens dans lesquels notre nature s’éprouve et se déploie : liens familiaux, sociaux, politiques, religieux :
- Liens religieux : S’il y a un Dieu père des hommes, il faut bien qu’il nous ait donné, qu’il ait donné à notre nature les règles, les prises pour nous approcher de lui.
- Liens sociaux et politiques : Quoi de plus naturel que la sociabilité humaine ? Que le vivre-ensemble amical ? L’amitié est un lien et un bien inscrit dans notre nature.
- Liens familiaux : Les êtres humains naissent et meurent et ils s’unissent pour faire des enfants.
La naissance, la mort, la différence sexuelle et la différence des générations sont autant d’articulations naturelles du monde humain — naturelles puisque nous n’avons aucun pouvoir sur elles. Nous pouvons regimber, rêver, prétendre, la vie continuera d’être ordonnée et de trouver sens selon la naissance et la mort, et selon la différence des sexes et des générations.
« Les droits ne remplacent pas les biens »
L’égalité des droits est précieuse, car elle motive l’effort pour élargir le plus possible l’accès aux biens humains, mais les droits ne remplacent pas les biens : pour qu’il y ait des droits, il faut qu’il y ait des biens. Et ces biens, nous ne pouvons pas nous les donner à nous-mêmes, nous devons les recevoir de la nature. Nos pouvons choisir nos amis, mais notre capacité d’être amis, nous la recevons de la nature et de l’amitié de son Auteur.
La tentation moderne de l’homme auteur de sa nature
La tentation aujourd’hui est d’oublier que les biens humains sont reçus avant d’être voulus.
La tentation aujourd’hui est de construire une immense machine, lois et techniques, qui distribuerait les biens comme si l’homme pouvait les produire, c’est-à-dire produire sa nature. Vaine entreprise, qui ne peut apporter qu’un ordre social parodique. Mais sous la tyrannie de la loi, la générosité de la nature reste intacte.
Commentaire de uclf.org
Les propos ci-dessus sont courageux, mais il y subsiste toutefois une ambiguïté sur l’expression revendiquée d’« égalité des droits » qui pourrait apparaître comme une concession à la modernité.
Si par égalité des droits, Pierre Manent entend que tout être humain, en tant qu’être humain, dispose de droits naturels de suivre la loi naturelle à la manière dont Antigone revendique le droit d’enterrer son frère Polynice, parce que cela fait partie des « lois non écrites, inébranlables, des dieux ! » et que nul être humain ne saurait s’y opposer 1, si tel est le cas, alors nous le suivons parfaitement.
En revanche nous ne pouvons pas le suivre si le philosophe parle de cette égalité révolutionnaire qui abroge l’autorité. En effet, l’autorité se distingue du simple pouvoir par sa vocation hétéronomique qui consiste à faire accomplir à ses subordonnés leur nature humaine. L’autorité fait précisément partie des liens et donc des biens naturels dont il est question plus haut. Ainsi en est-il de l’autorité parentale dont la vocation est d’élever les enfants, d’en faire des hommes et des femmes raisonnables, autrement-dit vertueux. Notons bien que cette perspective, les enfants ne sauraient être les égaux des parents. Il en va ainsi de l’autorité de l’enseignant ou du prêtre dont l’estrade et la chaire soulignent la supériorité dans le bien qu’ils communiquent. De même pour l’autorité politique dont la Bible rappelle l’hétéronomie :
Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu n’avoir pas à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu en recevras des éloges ; car elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. (St Paul, Romains, 13, 1)
Ainsi l’autorité a pour mission de développer en l’homme ce qui lui est propre : la raison. Si l’autorité outrepasse ses prérogatives et transgresse la loi naturelle, alors on a le droit de lui désobéir à la manière d’Antigone.
Qui est Pierre Manent ?
Normalien, agrégé de philosophie (hypokhâgne au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, enseignement de Louis Jugnet), il est depuis 1992 directeur d’études à l’EHESS, aujourd’hui au centre de recherches politiques Raymond Aron.
Assistant auprès de Raymond Aron (1905-1983) au Collège de France, il a participé à la création de la revue Commentaire en 1978 et fait toujours partie du comité de rédaction. Il participe alors au séminaire de François Furet, qui constitua la base de la création du centre Raymond Aron.
Il enseigne depuis plusieurs années à l’EHESS le séminaire « La Question des formes politiques » au cours duquel il a étudié les formes de la philosophie politique en Grèce antique, dans la Rome républicaine et impériale et les transformations dues au christianisme (avec l’apport de saint Augustin), ainsi que les problématiques modernes introduites dans les représentations modernes de la vie politique par Machiavel, Montesquieu et Rousseau.
Pour approfondir la notion de loi naturelle, on consultera avec profit les textes suivants :
- Quelques préceptes de la loi naturelle, par C.S. LEWIS.
- La loi naturelle, par saint Thomas d’AQUIN
- La loi naturelle, par CICÉRON (106-43 av. J.C.)
- Le Ta Hio, traité de politique et de morale naturelle, par Confucius (500 av. JC)
- Antigone, héroïne de la loi naturelle
Références
↑1 | Voir l’article Antigone, héroïne de la loi naturelle. |
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