L’existence des corporations remonte à l’Antiquité. Déjà, sous l’Empire romain, les « collèges de métiers », à caractère obligatoire, préfiguraient ces associations professionnelles qui ont régulé, pour bonne partie, la vie économique de notre société du Moyen Âge jusqu’à la Révolution. Dans quelle mesure cette institution survit-elle aujourd’hui dans les ordres des professions libérales ?
Article tiré de La Gazette Royale N°152.
Les corporations comme modèles de sociétés réalistes
Les corporations offrent un cadre d’épanouissement aux individus, en ce que leur concentration n’est pas horizontale (comme dans le cadre des syndicats dont les membres sont répartis entre ouvriers et patrons), mais verticale ; les hommes n’y sont pas classés en fonction de ce qu’ils sont, mais en fonction des domaines concernés par leur activité.
Dotée de pouvoirs réglementaires, la corporation intervient pour régler les rapports entre ses membres aussi bien sur le plan de l’organisation du travail, de la récompense des talents que pour créer un sentiment d’appartenance sociale entre les hommes qui participent aux domaines d’activité qu’elle régit.
Des ordres professionnels héritiers des corporations
Le déclin des corporations s’amorça peu avant la Révolution française, sous l’influence des libéraux. Elles seront finalement supprimées par l’arsenal législatif de 1791 (loi Le Chapelier). Dès lors, il faudra attendre le XXe siècle pour qu’en Europe, las d’un libéralisme timide et d’un socialisme jugé par trop dévastateur, des professionnels n’envisagent le corporatisme comme une issue valable, une troisième voie, pour régler les problèmes socio-économiques.
C’est ainsi qu’en France, certaines professions réussirent à conserver une organisation de type corporatiste : les ordres professionnels, lesquels se définissent comme un groupement professionnel ayant la personnalité juridique, auquel sont obligatoirement affiliés les membres de certaines professions libérales.
L’objet du présent article sera donc, à travers l’exemple du conseil régional de l’ordre des pharmaciens, de mettre en lumière la filiation directe entre ces ordres professionnels et les anciennes corporations et, par là même, de prouver qu’une réorganisation économique et sociale de notre société, sur un plan corporatiste, peut toujours s’avérer d’actualité.
Le monopole des pharmaciens : une nécessité pour le bien commun
Dès le haut Moyen Âge, les corporations se sont affirmées comme un outil de solidarité et de conscience professionnelle au profit du bien commun. De la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, la multiplication des charlatans, des experts autoproclamés et autres « docteurs Diafoirus » entraîna l’État à réorganiser certaines professions dans un objectif similaire.
À titre d’exemple, le monopole pharmaceutique a été ainsi affirmé dans notre société moderne, par l’ordonnance du 5 mai 1945. Il prévoit que soient réservés aux seuls pharmaciens la préparation des médicaments, pansements et leur vente en gros et au détail.
L’ordre national des pharmaciens organise la profession et y établit la justice
Mais, s’il était reconnu aux pharmaciens, comme aux corporations, un pouvoir de monopole, la similitude ne s’arrêta pas là, leur profession revêtait, à la même date, un caractère public. De même que les chefs des corporations se réunissaient en assemblée générale, tenaient un registre des délibérations, veillaient à l’observation des règles et rendaient justice dans les litiges qui mettent en cause leur métier, une réorganisation de la profession se fit jour avec la création d’un ordre national des pharmaciens, dont tous les pharmaciens doivent relever sur le plan disciplinaire.
L’ordre national veille à la qualité du service et à la moralité de la profession
Pareillement, tout comme les corporations avaient le souci de faire du travail de leurs membres une œuvre de qualité, l’ordre national des pharmaciens se doit de veiller à ce que la compétence de ses membres soit sanctionnée par un diplôme, qu’une relation de confiance existe entre le praticien et ses clients. À cette fin, il élabore un code de déontologie, répondant à l’exigence d’une réglementation spécifique de l’exercice professionnel et émet des avis auprès de l’administration sur les dossiers relevant des actes de ses membres (création, transfert d’officines de pharmacie, de laboratoires de biologie médicale, ouverture de pharmacies hospitalières…).
Ainsi, dans la mesure où les groupes de pression et l’État lui-même n’interviennent pas pour imposer des règles contraires à la loi naturelle, la moralité professionnelle des pharmaciens est préservée et la défense des intérêts de la santé assurée.
Le principe de subsidiarité perdure dans l’ordre national des pharmaciens
Par ailleurs, afin de garantir l’indépendance professionnelle de ses membres, l’ordre national des pharmaciens, s’il exerce une mission d’intérêt public, constitue un organisme de droit privé.
Tout comme la juridiction seigneuriale, puis le pouvoir royal, intervenaient pour corriger les abus, l’État garantit, par des règles de droit public, l’obligation d’en relever pour tout pharmacien en fixant le montant des cotisations, les élections ordinales et les missions disciplinaires.
Un détail cependant, s’il existait parallèlement aux corporations des métiers « libres », l’inscription à l’ordre, pour le professionnel dont le diplôme en relève, n’est pas un choix, comme l’adhésion à un syndicat, mais une obligation. L’inscription à l’ordre est une garantie d’authenticité professionnelle ; par-delà les diplômes, elle assure que seuls pourront prétendre au titre de pharmacien les praticiens exerçant selon la déontologies et les règles que l’ordre édicte.
Il est donc particulièrement intéressant de voir comment cet encadrement des activités professionnelles, si difficilement atteint sous l’Ancien Régime, pourrait se généraliser à notre époque comme un principe particulièrement nécessaire à notre temps.
Un modèle d’organisation verticale
Aux principes d’égalité entre leurs membres se substitua bien vite, dans les corporations, la nécessité d’une hiérarchie qui se subdivisa en trois catégories : apprentis, compagnons, ou valets, ou sergents, ou ouvriers, et maîtres, les multiples spécificités de la profession de pharmacien, qui couvrent plusieurs domaines (politique du médicament, biologie médicale…) ont entraîné une organisation en un conglomérat de conseils, ayant chacun leur personnalité juridique, et cloisonnés en sept sections selon la nature de l’exercice professionnel ; par exemple :
— « section A » pour les pharmaciens titulaires d’officines, propriétaires et copropriétaires ;
— « section G » pour les biologistes responsables ou coresponsables des laboratoires de biologie médicale et pharmaciens hospitaliers.
C’est donc bien une concentration des individus de type verticale, en fonction, non pas, d’une catégorie sociale, mais d’un domaine d’activité.
Un modèle d’organisation décentralisée et enracinée
De plus, il est à noter que la section A, regroupant les pharmaciens d’officine qui ont le plus de contact avec le public, bénéficie d’une structure décentralisée, avec des conseils régionaux. Cette situation n’est pas sans rappeler le vœu émis par le marquis de La Tour du Pin (1834-1924) de voir les corporations être un lien entre professionnels, mais également une attache au pays et à ses traditions. Ce souhait pourrait ainsi être exaucé par une reconnexion entre les provinces et les activités qu’elles génèrent.
Un modèle sur mesure pour répondre aux problématiques modernes
En ce début de XXIe siècle, la profession de pharmacien est confrontée à plus d’un enjeu (vieillissement de la population, modifications démographiques, rééquilibrage des finances publiques).
Si l’Union européenne laisse à chaque État membre sa souveraineté en la matière, alors une redéfinition du maillage pharmaceutiques et une mise en place de caisses de solidarité à vocation professionnelle pourront permettre de faire face à ces défis et d’enrayer les dépenses d’assurance maladie.
L’ordre national a déjà été force de propositions pour mieux sécuriser la chaîne du médicament en tentant d’obtenir un texte législatif ou réglementaire lui permettant de pouvoir être informé des commandes anormalement élevées, de façon à pouvoir prévenir ou sanctionner de telles pratiques, ce qui allégeraient le coût des remboursements. De même, de nouveaux pouvoirs de contrôle pourraient lui être accordés concernant la viabilité des nouveaux acteurs du système de santé, notamment l’e-santé.
Et ce ne sont là que divers exemples parmi d’autres. Comme les anciennes corporations, l’ordre des pharmaciens, et plus largement les ordres professionnels (médecins, notaires, avocats…) continuent à veiller, par leurs pouvoirs de contrôle et de réglementation, à la qualité de la pratique de leurs arts, suivant la discipline qui les concerne.
Sommes-nous voués à devenir des produits de consommation, ou pouvons-nous encore espérer, à travers un statut professionnel qui nous protégerait, échapper à la spirale infernale du profit aveugle ?
L’obligation de rétablir des monopoles est une condition sine qua non pour une réorganisation économique et sociale de type corporatifs. Dans ce cadre, monopole des boulangers et des meuniers pour la panification, des poissonniers et des marins-pêcheurs pour la revente des produits de la pêche, des papetiers dans les librairies, etc., s’avère indispensable.
La France, État souverain, peut encore légiférer en matière sociale. Les ordres professionnels maintiennent une organisation qui pourrait être la base d’une reconstruction efficace de notre économie, comme de celle des pays émergents face aux défis de la mondialisation et à la nécessité impérieuse de redéfinir l’industrie.
Bernard du Bouchadet
Sources
– « Les corporations : utopie ou idée neuve », site viveleroy.fr, 20 octobre 2008.
– Marquis de La Tour du Pin La Charce, Vers un ordre social chrétien – Jalons de route (1882-1907), Beauchesne et fils, 1907.
– Louis Baudin, Le Corporatisme, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1941.
– Alain Cotta, Le Corporatisme, Presses universitaires de France, 1984, et Le Corporatisme, stade ultime du capitalisme, Fayard, 2008.
– Jean-Marie Auby et Frank Coustou, Droit pharmaceutique, sous la direction de Catherine Maurain, professeur de droit et économie de la santé à l’université de Bordeaux et Michel Bélanger, professeur de droit public à l’université Montesquieu Bordeaux IV, Lexis Nexis, 2011.
– La pharmacie d’officine en France : bilan et perspectives, Livre blanc de l’ordre national des pharmaciens, janvier 2008.