Recension : « Histoire de l’émigration (1789-1814) » de Ghislain de Diesbach

À partir de 1789, une partie de l’aristocratie française émigre pour échapper à la vindicte révolutionnaire. Ce mouvement est alors qualifié de « trahison » par les gouvernements du moment, et la propagande grave durablement dans les esprits l’image d’une noblesse frivole et lâche, plus inquiète de ses intérêts de classe que de ceux de sa patrie. Loin des clichés, dans son livre Histoire de l’émigration (1789-1814) 1, l’historien Ghislain de Diesbach en révèle les causes profondes. Grâce à une quantité impressionnantes de sources inédites, il fait œuvre de sociologue en peignant l’état d’esprit de cette société dont l’exil suscite introspection et purification. Il s’en suit une véritable réflexion, non seulement sur le rôle de l’aristocratie dans une société, mais aussi sur l’action légitime en cas d’effondrement, et sur la signification de ce qu’est la patrie.

Un mot sur l’auteur

Bien que n’étant pas un historien dans le sens où les Universités françaises l’entendent, Ghislain de Diesbach a écrit de nombreux livres sur la période (fin XVIIIe – début XIXe), notamment deux avec un certain succès : les biographies de Chateaubriand et de Mme de Staël 2.

Monsieur de Diesbach a eu une formation en droit où il a fait carrière jusqu’à sa retraite en 1995. Cet auteur a su s’imposer dans le milieu de l’Histoire puisque son Histoire de l’émigration publiée en 1975 est saluée par la critique en recevant le prix Feydeau de Brou qui récompense les ouvrages traitant de l’Histoire de France et, pour citer ce qu’en dit l’Académie française, « se distinguant par l’érudition du fond et par la perfection de la forme ». De plus, il collabore à l’écriture de l’ouvrage collectif La Contre-Révolution, publié en 1990, dont l’éminence du directeur de publication, Jean Tulard, souligne sa compétence dans ce sujet particulier. Homme assurément de droite, il est vice-président de l’association des amis de Rivarol, poste duquel il démissionne en 2011.

Après les années 1990 où de nombreux ouvrages biographiques sont publiés par ses soins sur des personnalités historiques aussi diverses que variées, telles que Proust 3 ou Ferdinand de Lesseps 4, les années 2000 lui sont surtout l’occasion de publier des récits autobiographiques. Ainsi en 2020, il publie Vieille Angleterre de ma jeunesse, s’éloignant des sujets historiques pour s’illustrer dans un autre registre, plus littéraire. Beaucoup, pour sa formation et son parcours littéraire, le classent comme un essayiste sans pour autant remettre en cause la qualité de ses approches historiques.

Rappel historiographique

L’auteur traite de l’Émigration dans un vaste ouvrage (579 pages) et prenant en compte la majeure partie de la période concernée puisqu’il va des origines en 1789 à la première Restauration en 1814. Monsieur de Diesbach n’étudie pas ou peu le phénomène sous l’angle politique ou militaire mais bien plus sous l’aspect sociologique et les cadres géographiques du sujet. Néanmoins les perspectives politico-militaires n’en constituent pas moins une trame importante du livre mais plus en tant que toile de fond que comme objet d’analyse. L’auteur concentre surtout son attention sur les modes de vie, les conditions morales et matérielles et les motivations de ces milliers de personnes jetées sur les routes d’Europe et d’ailleurs.

Sans pour autant tomber dans un misérabilisme hugolien, l’auteur dépeint la vie tourmentée de cette noblesse émigrée. Il cherche à corriger l’image trop souvent répandue d’une émigration dorée, faite dans l’insouciance, le mépris et l’incompréhension de ce qui se passe en France. L’ouvrage se concentre sur la partie nobiliaire et ecclésiastique de l’émigration, cherchant à réhabiliter l’histoire de ces gens que la mythologie révolutionnaire a directement classés dans la catégorie des traîtres à la patrie et des ennemis du peuple ou, au contraire, qu’une historiographie conservatrice s’est attachée à montrer comme étant de complètes victimes de la Révolution.

Le livre paraît en 1975, période encore très marquée par l’historiographie de gauche des universités françaises sur la question révolutionnaire. Il est intéressant de noter que cette date de publication s’inscrit dans une période où la pensée marxiste se fait moins virulente dans les universités françaises et où d’autres courants réapparaissent comme celui des révisionnistes avec Furet à leur tête ou un autre courant, plus conservateur, représenté par des personnalités comme Chaunu ou Sécher. Ce dernier courant est très clairement celui auquel se rattache l’auteur dont certains esprits malicieux pourraient rapprocher la particule et l’œuvre pour faire de cette dernière une défense de son milieu.

Exil et dénuement : un quotidien accepté mais surmonté

L’Histoire n’offre que rarement des contrastes aussi frappants que le sort des nobles émigrés. Ils passent de leur statut de piliers d’un régime et d’une vie de propriétaires, parfois extrêmement riches, à une vie de parias, de dépossédés et d’exilés. Qu’il s’agisse des royalistes les plus convaincus qui sont partis dès 1789, ou des plus libéraux qui ont refusé de suivre la Révolution dans toutes ses pires extrémités ou encore de ceux qui ont fui pour sauver leur vie, tous ont un point commun : l’exil dans le dénuement. En effet, l’immense majorité des émigrés s’en va précipitamment et dans la ferme conviction que l’orage sera de courte durée. Ainsi pourquoi s’embarrasser de tous leurs biens ? D’autant que la majorité d’entre eux ne tient ses maigres richesses que des terres qu’elle possède.

À la douleur de quitter le pays, s’ajoute pour beaucoup la souffrance de se trouver en pays étranger et ceci pour deux raisons.
– D’abord, les pays concernés, par crainte de l’invasion de leur territoire par les armées républicaines, mènent la vie dure aux émigrés voire les expulsent manu militari.
– La deuxième raison se trouve dans le fait que la noblesse française sait se montrer odieuse dans les pays qui l’accueillent, considérant que tout lui est dû, se moquant avec plaisir des institutions et des coutumes ; l’auteur note d’ailleurs que « les émigrés critiquent en Allemagne ce dont ils ont déploré la disparition en France » (p 284). Ce complexe de supériorité entraîne une vaste antipathie de la part de nombreux pays d’Europe envers ces gens insultants qui demandent pourtant l’asile et qui se trouvent démunis du plus strict nécessaire.

Pour les émigrés, l’auteur nous parle de la double peine : celle d’être en exil loin de chez soi et celle de voir s’envoler la croyance d’une solidarité aristocratique et monarchique en Europe. En effet pour de nombreux nobles, la solidarité des trônes face à la marée révolutionnaire est une évidence. Touchante naïveté ou incroyable clairvoyance ? Sans doute un subtil mélange des deux. Comment ont-ils pu croire que les pays européens allaient soutenir cette monarchie et cette noblesse qui leur avaient tant fait la guerre dans le passé pour assurer une hégémonie française sur le continent ? Mais à côté de cela, combien de mémoires et de lettres de ces mêmes émigrés prédisent la propagation des idées révolutionnaires et la chute des trônes si les monarques persistent à voir dans la Révolution un phénomène purement français, sans danger pour l’ordre monarchique européen. Leurs attentes sont déçues, leurs espérances sont trompées.

L’exil est d’autant plus mal vécu que la République se montre farouche envers les émigrés comme l’atteste la décision de la Convention du 22 octobre 1792 qui bannit les émigrés à perpétuité et condamne à mort ceux qui rentreraient. L’auteur met en valeur que ces violences législatives et physiques subies par eux-mêmes ou leurs familles restées au pays, renforcent leur sentiment d’exclusion de la communauté française (p. 215).

Si les premiers temps de l’émigration sont légers, voire frivoles, le train de vie décroît à une vitesse vertigineuse tout en creusant un écart entre la noblesse de province et la très haute noblesse. Mais le temps fait qu’un véritable esprit communautaire surgit, doublé d’une débrouillardise que l’auteur juge improbable de la part de cet ordre habitué à tout, sauf à survivre (p. 254).
– D’un côté, nous voyons un homme comme Condé qui, jusqu’en 1801, fait tout pour nourrir et payer ses hommes, vendant même jusqu’aux bijoux de sa femme pour subvenir au bien de tous.
– De l’autre, nous voyons les nobles les plus démunis qui redoublent de génie pour sortir de leur mauvais pas ou pour nourrir leur famille.

L’auteur nous présente divers personnages et diverses manières de s’en sortir.
– Des individus se mettent au service des pays qui les accueillent avec des carrières parfois tout à fait exceptionnelles comme le duc de Richelieu à Odessa.
– D’autres retrouvent des branches de leur famille dans certaines contrées comme les Walsh en Angleterre.
– Enfin d’autres, la majorité, vivent 3 de petits métiers : colporteurs, précepteurs, couturiers, fabricants de chapeaux, etc…

Ce large panel de comportements, étayé de nombreux exemples comme celui de Jean de Bourdineau (p. 294), offre à voir un exil de haute intensité, vécu dans une détresse toute matérielle mais aussi psychologique pour le plus grand nombre. Cependant, la démonstration de l’auteur veut sortir du cliché d’une émigration se morfondant dans la misère, et montre au contraire que la noblesse a su composer avec sa nouvelle existence. L’angle psychologique a aussi toute son importance et c’est là-dessus que monsieur de Diesbach oriente une grande partie de son œuvre en tentant de déchiffrer l’introspection de l’émigration.

L’émigration : une épreuve initiatique de purification

L’émigré est, au dire de l’auteur, loin de n’avoir « rien appris ni rien oublié ». Il parle au contraire de cet exil comme d’une épreuve initiatique. L’interprétation des évènements va dans le sens d’une remise en cause profonde pour la noblesse qui a émigré.

Tout d’abord, elle se révèle être la plus farouche défense d’une monarchie à laquelle elle était historiquement opposée. Elle fait sienne l’appel des frères du roi, « née de l’honneur, vous devez vivre et mourir sur les marches du trône » (p. 203) et lie à sa cause d’une manière plus ou moins détachée à celle de la monarchie, ce qui se vérifie sur le reste du XIXe siècle avec la notion d’exil de l’intérieur qu’utilise abondamment l’auteur.

De plus, la haute noblesse mais pas seulement elle, est sujette durant le XVIIIe siècle à la frivolité, à un certain libéralisme des mœurs et de la religion. L’épreuve de l’exil, vécu et interprété par beaucoup comme une punition divine, réactive des valeurs ancestrales de la noblesse : la piété et le sérieux vont l’emporter chez de nombreux individus mais aussi dans des familles entières. L’exemple le plus célèbre est celui du comte d’Artois qui, après la mort de sa maîtresse, devient un modèle de piété (p. 538). Ce regain de religiosité est intériorisé mais aussi interprétable comme une réaction face à la déchristianisation révolutionnaire et ainsi comme un marqueur identitaire et politique.

L’auteur démontre d’ailleurs que c’est au cours de l’émigration que se forge la théorie du Trône et de l’Autel. Ce sont donc des personnes profondément marquées par un exil de dix à vingt ans qui reviennent progressivement en France. L’auteur s’appuie sur la multiplicité des écrits laissés par les émigrés pour montrer à quel point ce groupe de personnes a vécu de manière profonde ce moment.

L’auteur veut aussi démontrer l’effet pervers qu’a l’exil sur l’émigration. Nombre de nobles ressentent vivement un mal du pays du fait de leur séjour à l’étranger. Ce mal entraîne une nostalgie et une idéalisation de la France, de l’Ancien Régime, des biens laissés dans les campagnes. L’entre-soi dans lequel vivent les nobles, alimente et stimule ce phénomène. La méconnaissance totale ou partielle des bouleversements français augmente un décalage qui se creuse au gré des années qui passent. Les émigrés qui reviennent soit au début du Consulat soit à la fin de l’Empire, tombent des nues. Ils retrouvent un pays dont les valeurs, les habitants et même les aspects matériels ont été bouleversés.

Néanmoins, plus le temps s’est écoulé, plus les prétentions nobiliaires ont été revues à la baisse. L’auteur montre que beaucoup de nobles se satisfirent de leur nouvel état, notamment pour ce qui est de leurs possessions, tout en ne niant pas les aigreurs envers les nouveaux propriétaires ou l’administration impériale puis royale jamais très prompte à reconnaître leur droit. Cette humble satisfaction n’efface pas le vertige de la plupart et le brutal retour à la réalité décrits  par la comtesse de Changy : « le néant des grandeurs et aussi le déboire de leur survivre ». La désillusion est à la hauteur de la résignation des nobles à s’adapter à de nouvelles normes.

Pour conclure

Le livre présente une vaste bibliographie qui recense essentiellement, sur quinze pages, les références données en notes de bas de page. L’ensemble des sources est conséquent et se compose surtout de mémoires, de correspondances et de témoignages. Nous pouvons y trouver les noms les plus prestigieux (Condé, Castrie, Chateaubriand) comme les écrits d’anonymes. Cette multiplicité des mémoires, souvent cités, révèle à quel point l’auteur a voulu s’attacher à étudier le ressenti, le quotidien et les réflexions de cette émigration sur son exil. L’ouvrage propose une immense matière en termes de sources mémorielles pour celui qui veut étudier ce phénomène.

L’auteur a choisi de ne traiter que de l’émigration nobiliaire et ecclésiastique, et de laisser de côté la période des Cent Jours, ce qui en fait sans doute un ouvrage méritant d’être complété. De même la question des retours mériterait d’être étoffée tant cette question précise varie considérablement d’un individu à un autre compliquant ainsi un peu plus l’étude et l’interprétation que nous pouvons faire de ce singulier phénomène migratoire.

Néanmoins l’ouvrage peut aisément servir de référence pour celui qui travaille sur l’histoire de la noblesse pendant la Révolution, au vu de l’abondance des sources et de sa thèse originale qui a profondément servi à renouveler la question.

Que pouvons-nous en tirer ?

Outre le fait que l’étude de l’émigration nobiliaire peut être un exemple de la formidable résilience d’une élite à un traumatisme majeur, nous pouvons tirer de cet épisode une matière féconde pour comprendre l’idée traditionnelle de la patrie dans l’élite de l’Ancien Régime. Aux antipodes de la définition contemporaine, elle se révèle même être une formidable négation d’un nationalisme cramponné à des frontières fantasmées, à des peuples plus mythiques que réels.

Le sol de la patrie n’est pas tout quoi qu’on en dise

écrit le vicomte Walsh dans ses souvenirs de la période révolutionnaire. En écrivant ces mots, celui qui n’est alors plus qu’un ci-devant, rompt définitivement avec l’époque qui naît alors et rejoint curieusement la nôtre. Le nationalisme n’est plus la norme, deux guerres mondiales ayant démontré, si besoin était, les dangers de cette idéologie.

De nombreux historiens ou intellectuels de tous bords ont vu dans la Révolution française les marques de l’incarnation du nationalisme contemporain. Enzo Traverso et Jean-Clément Martin ont ainsi développé des recherches et des thèses qui abondent dans ce sens. Maintenant, affirmer que le moindre révolutionnaire serait un nationaliste en puissance serait un non sens. Tout comme affirmer que ceux qui auraient pris leur distances avec la Révolution seraient des champions de l’anti-nationalisme. Cependant, l’attitude des émigrés pendant la période révolutionnaire est un révélateur de l’attachement réel d’une élite à sa patrie.

Légitimité contre légalité : un siècle et demi pour comprendre le combat de l’émigration

Autrefois bête noire de la mythologie révolutionnaire, les émigrés ont connu un retour en grâce dans les années 1950-1960.

Traîtres, lâches, tous les mots étaient bons pour accabler cette masse de 200 000 fuyards. Que ne les a-t-on pas désignés comme s’étant vendus aux puissances étrangères et ennemies de la Grande Nation pour récupérer leurs privilèges et restaurer un ordre oppressif. Non, décidément les historiens républicains du XIXe siècle et a fortiori les instituteurs de la IIIe République ne comprennent pas ces émigrés.

Même les familles de l’aristocratie dont un membre avait pris part à cet exil tragique, peinent à justifier convenablement l’attitude de leur aïeul. La fuite face à une mort certaine est l’argument le plus couramment admis. Mais aucune de ces thèses n’est satisfaisante.

Il a fallu du temps pour comprendre le mouvement de l’émigration. Comme le dit très justement le duc de Castries dans sa préface de son tome III du Testament de la Monarchie consacré aux émigrés :

Il n’est point de condamnation sans appel en histoire ; il suffit de laisser agir le temps pour que s’éclairent les mobiles qui guidèrent certaines actions humaines en un moment donné 5.

 

C’est la Seconde Guerre mondiale qui apporte les lumières à cette aporie historique et idéologique. En 1940, la France s’écroule devant l’envahisseur germanique, c’est la débâcle, les Français revivent la guerre de 1870, moins la gloire. La République se délite et après s’être tournée rapidement vers le Ciel l’espace d’un Te Deum à Notre-Dame de Paris, elle recherche son homme providentiel, une nouvelle Jehanne d’Arc.
– En pleine confusion, l’Assemblée du Front Populaire (donc des députés de gauche, on le répétera jamais assez) vote les pleins pouvoirs au dernier grand héros national : Philippe Pétain, maréchal de France. De manière tout à fait légale, ce dernier se voit investi des pleins pouvoirs le 10 juillet 1940 pour tenter de trouver des compromis avec les Allemands et de sauver ce qui reste alors de la France.
– Outre Manche, une poignée d’hommes se groupe autour d’une haute silhouette, et recueille des paroles qu’alors la France n’entendra pas :

Cette guerre n’est pas limitée au territoire de notre malheureux pays. Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France (discours du 18 juin 1940).

La bataille est engagée entre le gouvernement de Vichy et celui qui se fait bientôt appeler gouvernement de « la France Libre ».
– L’un prône la légalité : il a été choisi démocratiquement par les institutions alors en place, il est l’autorité qui a signé les traités d’armistice qu’il applique selon les usages de la guerre.
– L’autre prône la légitimité : la France ne saurait perdre la guerre en n’ayant perdu qu’une seule bataille : son Empire et ses alliés lui donnent l’espérance nécessaire de chasser l’Allemand et ainsi de restaurer son antique puissance. La France ne saurait se compromettre avec une dictature sordide.

Légalité contre légitimité, le débat est planté. L’Histoire donne raison à la légitimité. Un général, isolé, condamné à mort par contumace par le gouvernement français, a raison contre tous. Il revient « dans les fourgons de l’étranger », instaure un régime de transition, et ose imposer l’impensable : la France est mise au rang des puissances victorieuses. Les parias d’hier deviennent les héros du jour. À l’opposé, les membres du gouvernement de Vichy sont voués aux gémonies : ceux mêmes qui, au cœur du territoire français et détenant les pouvoirs légaux, ont trahi l’esprit français en reniant tous les principes considérés alors comme consubstantiels à la France. La légitimité est mise au-dessus de la légalité de manière éclatante.

Patrie morale, patrie charnelle : le double attachement

Ça y est ! Les historiens de la Révolution comprennent enfin l’émigration. Ni traîtres, ni lâches, les émigrés ont été les partisans d’une légitimité royale, sans s’y limiter. L’attachement légitimiste à un ordre social, à des mœurs, à des coutumes fut tout aussi important. Bonald l’écrit magnifiquement,

le sol n’est pas la patrie de l’homme civilisé… [celui-ci] ne voit la patrie que dans les lois qui régissent la société, dans l’ordre qui y règne, dans les pouvoirs qui la gouvernent, dans la religion qu’on y professe, et pour lui son pays n’est peut-être pas toujours sa patrie.

Ces gens qu’on accusa de vouloir rétablir un ordre ancien, un ordre dépassé, un ordre tyrannique ne voulaient en réalité que recouvrer leur patrie. Voilà pourquoi tant d’entre eux s’unirent derrière le Roi qui seul, garantissait la reconquête de cette patrie morale. Néanmoins l’homme n’est pas un pur esprit. Un imaginaire moral est une chose, un ancrage charnel en est une autre. Nier la dimension matérielle de la patrie, c’est passé à côté d’une partie d’une définition sage et modérée de cette idée. Étymologiquement, la patrie désigne « le pays des pères ». N’importe quelle étude de l’émigration se basant sur des mémoires ou des correspondances illustre à quel point l’émigration est rapidement vécue comme un arrachement à la terre natale. Nous comprenons mieux la violence de cette séparation quand nous prenons en compte le fait que la noblesse est intimement liée à une terre, une seigneurie, une ville. La noblesse française est née de la terre, d’une terre qui la définit et dont bien souvent elle porte le nom. Cet attachement est si vrai que beaucoup de nobles choisissent le chemin du retour quand le Premier Consul leur rouvre à nouveau les portes par son Senatus Consulte du 25 avril 1802. Tous n’eurent pas le radicalisme du comte d’Antraigues :

Aimer sa patrie quand elle perd ses lois, ses usages, ses habitudes, c’est une idolâtrie absurde, c’est celle des Égyptiens qui adoraient des brutes. La France n’est pour moi qu’un cadavre et on n’aime des morts que leur souvenir.

Moins romantique, moins intellectualisé, l’attachement bassement humain à la terre n’en est pas moins une réalité de la conception de la patrie.
Tout cela est si vrai que lors de la Révolution de 1830, combien prirent la suite du malheureux Charles X ? Une poignée, à peine… Le reste préféra l’exil intérieur, le repli sur les terres des ancêtres. Ce n’est pas pour rien que le XIXe siècle français fut l’âge d’or des châteaux après un XVIIIe qui les avait tant boudés. Les révolutionnaires leur ayant volé une nouvelle fois leur patrie morale, la noblesse prit le parti d’au moins conserver la patrie charnelle à l’intérieur de laquelle ils essayèrent, tant bien que mal, de faire survivre les odeurs et les couleurs de leur société évanouie. Ces terres, ces pierres, ces petits archipels de l’ancienne France furent chéris, agrandis élargis tout au long du XIXe. L’idée d’une patrie seulement constituée de patrimoine matériel commença à gagner du terrain. Les familles se ruinèrent et se ruinent encore à maintenir intègre la terre des pères. Et en 1914, lorsque la République proclama que la Patrie était attaquée par l’aigle germanique, la noblesse se leva en masse, elle donna « son or et ses fils » selon la formule consacrée. Et cela pour se faire faucher sur des champs de bataille où on lui avait promis qu’elle défendrait sa patrie. La promesse n’était qu’à moitié vraie.

Philippe de Sonplaisir

Références

Références
1 Ghislain de Diesbach, Histoire de l’émigration (1789-1814), Paris, Grasset, 1975.
2 Chateaubriand, Perrin, Paris, 1995 ; Madame de Staël, Perrin, Paris, 1983.
3 Proust, Perrin, Paris, 1991.
4 Ferdinand de Lesseps, Perrin, Paris, 1998.
5 Duc de Castries, Le testament de la Monarchie. Les émigrés (1789-1814), Fayard, Paris, 1965, p. 211.